Les mots qui blessent : quand le langage clinique devient obstacle


Harmful words: A qualitative survey of pain clinicians’ perspectives on unhelpful messages in chronic pain.

Abbie Jordana, Phoebe Brook-Rowlanda, Melanie Noeld, Jeremy Gauntlett-Gilberth.

The Journal of Pain, Volume 35, October 2025.

Dans l’univers souvent silencieux et invisible de la douleur chronique, chaque mot prononcé par un soignant peut résonner comme une promesse d’espoir… ou comme une sentence. L’étude d’Abbie Jordan et de ses collègues, publiée en août 2025, plonge au cœur de cette réalité délicate : celle des messages cliniques qui, loin d’apaiser, peuvent aggraver la souffrance des patients. À travers une enquête qualitative auprès de 165 cliniciens internationaux – médecins, psychologues, kinésithérapeutes – les auteurs révèlent comment certaines paroles, parfois prononcées avec les meilleures intentions, se transforment en barrières thérapeutiques.

Le poids des mots en cabinet de kinésithérapie

Pour un kinésithérapeute, chaque séance est un équilibre subtil entre technique et relation. Pourtant, derrière les mains qui soulagent, il y a aussi des mots qui peuvent peser lourd. L’étude met en lumière quatre types de messages particulièrement délétères, souvent entendus par les patients :

L’invalidation :

« C’est dans votre tête »,

« Vous exagérez »,

ou encore « Il n’y a rien sur les examens ».

Ces phrases, même prononcées par d’autres professionnels, laissent des traces. Elles sapent la confiance du patient en son propre vécu et, par ricochet, en la thérapie proposée.

Le découragement du mouvement :

« Reposez-vous, ne forcez pas »,

ou « Avec votre dos, mieux vaut éviter ».

Pourtant, la kinésithérapie repose sur la réappropriation du corps par le mouvement. Ces messages, bien que parfois dictés par la prudence, peuvent ancrer le patient dans la peur et l’immobilité, aggravant son état.

L’incertitude diagnostique :

« On ne sait pas ce que vous avez »,

« C’est peut-être psychologique ».

Pour des patients déjà en quête de réponses, ces formulations créent un flou angoissant, voire une errance médicale.

Le fatalisme :

« Vous devrez apprendre à vivre avec »,

« À votre âge, c’est normal ».

Ces phrases, même réalistes, peuvent sonner comme un abandon et briser la motivation, élément clé de la rééducation.

Ce que disent les cliniciens :

Les kinésithérapeutes interrogés dans l’étude soulignent une tension constante : celle entre la nécessité de rassurer et le risque de minimiser, entre l’encouragement à bouger et la peur de forcer. Ils insistent sur l’importance d’une posture validante – reconnaître la douleur du patient, même si son origine est floue, et l’accompagner vers une autonomie retrouvée. Plutôt que de chercher une cause unique et souvent illusoire, ils privilégient une approche globale, où le mouvement est un allié et non un ennemi.

En pratique : comment adapter son discours?

Valider avant d’agir : Commencer par « Je crois ce que vous me dites », ou « Votre douleur est réelle, même si on ne la voit pas ». Ces phrases simples restaurent la confiance.

Encourager sans forcer : Remplacer « Il faut que vous fassiez ces exercices » par « Essayons ensemble de voir ce qui est possible aujourd’hui ». La nuance est subtile, mais elle place le patient en acteur de sa rééducation.

Éviter les promesses impossibles : Plutôt que « Vous allez guérir », préférer « On va travailler pour améliorer votre quotidien ». La douleur chronique est souvent un compagnon de route, pas un adversaire à vaincre absolument.

Collaborer avec le patient : Impliquer le patient dans la définition des objectifs (« Qu’est-ce qui serait déjà une petite victoire pour vous ? ») renforce son engagement.

Pourquoi cette étude résonne-t-elle si fort ?

Parce qu’elle rappelle une évidence parfois oubliée : en kinésithérapie, on ne soigne pas que des muscles ou des articulations. On accompagne des personnes, avec leurs peurs, leurs espoirs et leurs mots à elles. Dans un monde où la douleur chronique est souvent mal comprise, chaque mot compte. Les kinésithérapeutes, en première ligne, ont ce pouvoir – et cette responsabilité – de choisir ceux qui soulagent, plutôt que ceux qui blessent.

Cette étude est une invitation à réfléchir sur notre propre pratique : et si, avant chaque phrase, on se demandait : « Est-ce que ces mots vont aider mon patient à avancer, ou risquent-ils de l’enfermer un peu plus dans sa douleur ? »


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